Il n’est pas facile, pour une avocate, de parler de son activité. Nous sommes tenus à une confidentialité stricte sur les dossiers et nous n’avons pas le droit de faire de la publicité. La plupart de mes « clients » bénéficient de l’aide juridictionnelle. Ce sont des hommes et des femmes qui, sans ressources ou presque, ont ainsi accès à la justice. Je suis particulièrement sensible à cet aspect de ma profession, d’être une auxiliaire de justice : aider ceux qui font appel à moi, dans tout leur parcours devant la justice, les conseiller et les assister.

Certains de mes « clients » sont de jeunes hommes, entre 18 ans et 30 ans, du moins officiellement. Il n’est pas facile de le savoir avec exactitude car, souvent, ils n’ont plus de papier d’identité. Ils arrivent en Europe au terme d’un long périple, à travers le Sahara, par Ceuta et Melilla, par Lampedusa ou par les îles grecques, franchissant la frontière extérieure de l’Union Européenne à l’est, empruntant ensuite la route dite des Balkans. Plus simplement, certains arrivent par avion, avec de faux documents d’identité ou à la faveur d’un visa de tourisme ou d’études.

Certains sont en Europe depuis plusieurs années quand ils demandent l’asile. D’autres sont des primo- arrivants et sont là depuis quelques jours ou quelques semaines seulement quand ils s’enregistrent. Le plus souvent, ils sont logés dans des centres d’accueil qui les domicilient le temps de la procédure. Dans les faits, ils sont chez des proches, des amis, ou dans la rue. Pour le juriste, c’est difficile car, par définition, ces personnes n’entrent pas dans les cases. Ils sont en transit, en route, entre deux mondes, deux situations. C’est une période particulièrement floue de leur vie, alors que le juriste apprécie la clarté, l’ordre. Avec eux, j’entre dans l’épaisseur de la vie.

Ces vies font l’objet d’un récit, qui est livré comme tel à l’OFRPA, l’office des étrangers. En quelques lignes, le requérant d’asile est invité à se présenter, à livrer sa vie et à exprimer les raisons de sa demande. Pourquoi donc veut-il s’installer en France ou en Belgique, lui demandant sa protection ? Il lui faut se justifier, plus encore justifier de causes qui mettent en danger (de mort) son existence dans son pays d’origine. Certains invoquent des conflits ethniques, d’autres des discriminations liées à leur orientation sexuelle, des situations de persécution politique. Pour engager leur démarche, les requérants peuvent bénéficier de l’aide juridictionnelle. Je travaille avec des confrères et des consœurs qui parfois me remplacent pour porter une cause, et que je remplace à d’autres moments.

Il est difficile d’accéder à la justice. Il faut d’abord passer par la phase de la médiation qui est là pour éviter que la justice soit engorgée, mais si les gens font appel à la justice, c’est qu’ils ne parviennent pas à se départir d’une violence réciproque…. La vie est complexe, comme le dit si bien Edgar Morin, le dossier est donc protéiforme et on peut l’aborder de bien des façons. Mais le juge est débordé, il n’a que très peu de temps : un quart d’heure, une heure, un peu plus ? Le dossier est souvent extrêmement complexe et il n’est pas possible de le présenter tout entier. Il faut trouver un axe de défense, le plus clair possible, qui va porter tout l’ensemble. L’avocat doit donc styliser, présenter un point fort, comme une flèche acérée. Un avocat qui voudrait tout dire serait comme un mauvais prédicateur. Il faut choisir « une idée, une image, et un coup de trompette à la fin ! », disent les formateurs.

L’avocat a ses limites et, dans certains dossiers particulièrement lourds, il doit apprendre à se protéger de lui-même, en particulier de ses propres émotions. Quand j’ai accompagné des familles de victimes du Bataclan, j’ai dû demander une supervision, face à la déflagration dans ma propre existence de tout ce en quoi je croyais jusque-là. Les accusés étaient de jeunes hommes de Bruxelles, nés à quelques encablures de nos maisons dominicaines, ils étaient d’anciens élèves des sœurs, éduqués dans l’éducation catholique, issus de la classe moyenne des commerçants qui avaient bien réussi. Le « cerveau » de l’attentat m’avait vendu le tissu de mon habit dominicain, celui-là même que je porte encore aujourd’hui !

Le mal n’était pas « au loin », venu d’Orient, de la part d’étrangers barbares, le mal était « nous », notre société, celle pour laquelle j’œuvrais modestement, avec mes sœurs, en Belgique. Et voici que ce mal si banal (des jeunes désœuvrés, fumeurs de shits, pris dans l’engrenage d’une idéologie malsaine) avait frappé des amis, de jeunes couples, de jeunes parents, partis pour un concert, le temps d’une soirée à l’orée du week-end. Mon petit monde a littéralement explosé cette nuit-là.

Quand j’ai été sollicitée pour être l’avocate de mineurs qui avaient perdu leurs parents dans l’attentat, j’ai accepté sans réaliser combien je serais touchée par ricochet. En recevant les images contenues dans les dossiers, les rapports d’autopsie, la violence a surgi en moi, s’est infiltrée et j’ai perdu le sommeil. J’avais peur. C’est cela le terrorisme, faire peur. J’ai pu bénéficier d’une aide très précieuse offerte aux avocats qui le souhaitaient, des débriefings réguliers, pour mettre à distance et pouvoir faire un travail qualitatif, ne pas confondre les véritables victimes avec ses émotions personnelles. J’ai énormément appris de ma profession et bénéficié d’une entraide sans pareille, d’une véritable confraternité que je n’imaginais pas.

Les tribunaux sont engorgés et les délais s’allongent démesurément pour les justiciables. C’est une épreuve pour les parties, c’en est une aussi pour les avocats. Il faut être patient et réaliste, savoir endurer et toujours se demander ce que l’on peut véritablement espérer et ce qui restera hors de portée. En revanche, pour les requérants d’asile, la réponse parvient très rapidement, sous un mois à peine. C’est une autre épreuve, celle d’assister à des décisions très dures qui peuvent me révolter.

La fonction de l’avocat est d’accompagner, sans prendre en charge la personne. Il y a une distance intérieure à acquérir progressivement, tout en maintenant une grande attention. Chaque dossier a une composante juridique, mais aussi sociale, psychologique et spirituelle. On peut être tenté d’assumer tous les rôles, avocat, psychologue et conseiller spirituel. Personnellement, je ne suis pas tentée par le conseil spi mais je pourrais l’être par le conseil psy pour lequel je ne suis pas formée et surtout qu’il ne faudrait en aucun cas cumuler.

Il y a parfois de belles victoires, il y a presque toujours beaucoup de souffrance. Passion de l’humanité, passion de Dieu, n’est-ce pas finalement un seul et unique chemin de croix ? La justice des hommes demande énormément de temps, pour les enquêtes, les procédures, la rédaction des actes… Elle pèche aujourd’hui par manque de moyens, par insuffisance plus que par précipitation, erreur ou excès. Elle est imparfaite mais combien nécessaire. Je pense souvent à la fameuse phrase de Lacordaire quand il était député :

« Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit. »
Marie Monnet, op
Bruxelles

Docteur en droit, Maître Marie Monnet est avocate au barreau de Paris. Elle exerce dans toute la France et mène également des missions à l'international.