En France, une loi très importante a été votée en 1994 afin de rattacher les soins en prison au ministère de la santé et non plus comme autrefois au ministère de la justice. En, janvier dernier, un important congrès avait lieu à Paris pour célébrer les 30 ans de cette loi qui fait de nous soignants en prison, des salariés de l’hôpital public.

Le fondement de la loi de 1994 était de signifier institutionnellement que les soignants n’avaient pas à intervenir dans le parcours d’exécution des peines puisque la finalité de leur action n’était pas la réinsertion mais le soin. J’ai fait lors de ce congrès qui rassemblait 450 personnes une courte intervention sur la notion de consentement reproduite ci-dessous.

Médecins tortionnaires ou médecins résistants ?

Paul Ricœur a montré comment la médecine était toujours menacée d’être tortionnaire, en ce que, intrinsèquement, elle doit objectiver le corps malade. Or, le corps est « double » en quelque sorte, objet examinable dans sa matérialité (corps d’un individu que l’on peut rattacher à un groupe à risque, – c’est le principe de la médecine scientifique, par les preuves) et toujours en même temps sujet parlant, être singulier, unique, ce qui est fait un redoutable « objet » philosophique. Cette nature « double » explique que la médecine est toujours transgressive, et donc régulée par des lois et un corpus déontologique, qui cadre ce que l’on doit ne pas faire.

Dans une admirable préface à un rapport d’Amnesty Internationale intitulé Médecins tortionnaires, médecins résistants, Ricœur avait analysé trois situations dangereuses, où la médecine peut devenir presque à son insu, tortionnaire : les soins psychiatriques sous contrainte (absence de liberté rendue nécessaire pour soigner une personne qui n’a pas le discernement nécessaire), la médecine d’expertise (nécessité d’objectiver le corps de l’autre pour répondre aux questions d’un magistrat), et les soins en prison, plus dangereuse aux yeux de Ricœur que les deux précédentes, car les personnes sont en prison sans leur consentement, et le corps y est on ne peut plus contraint. La médecine est ambivalente, donc nécessairement objectivante. Mais, si elle n’est qu’objectivante et qu’elle oublie le sujet toujours singulier à qui elle s’adresse, elle devient tortionnaire.

La participation de certains médecins à la torture n’est pas une aberration sans lien aucun avec la pratique médicale honnête, mais elle constitue le pôle extrême d’une gamme continue de compromissions, dont l’autre pôle se confond précisément avec la pratique médicale « normale. […] En ce sens, la profession médicale est en tant que telle une profession à risques, dans la mesure où la mise en œuvre du serment d’Hippocrate, qui voue le médecin et le personnel médical aux seuls soins de la vie et de la santé du patient, passe nécessairement et légitimement par des techniques objectivantes, lesquelles confèrent aux professions de santé un pouvoir sur le corps d’autrui paradoxalement dérivé du souci même de faire vivre et de soigner¹.

Ce qui fait le risque « tortionnaire », le risque éthique, en somme, c’est « le pouvoir sur le corps d’autrui », au nom même d’un bien : soigner. Or, la privation de liberté majore ce « pouvoir sur le corps d’autrui ». Il se pourrait donc que la notion de « consentement » soit au centre des questions éthiques soulevées dans nos pratiques soignantes en prison.

Consentir

Le consentement est requis par nos textes de loi (cf. article L.1111-4 du code de la santé publique) qui associe consentement et refus de soin et dispose notamment :

Toute personne prend, avec le professionnel de santé et compte tenu des informations et des préconisations qu’il lui fournit, les décisions concernant sa santé. Toute personne a le droit de refuser ou de ne pas recevoir un traitement. Le suivi du malade reste cependant assuré par le médecin. […] Aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment.

On retrouve ces mêmes notions dans le code de déontologie médicale, intégré au code de la santé publique désormais (depuis mars 2002).
Mais qu’est-ce que « consentir » ? Le latin (consentio) associe cum « avec » et « sentir ». Dans consentir, il s’agit donc de « sentir avec », « être de même sentiment », « décider en commun » ; mais aussi « faire cause commune ». Nous le savons bien, le « sentir » du consentir se manifeste déjà de façon infraverbale par la position du corps, son retrait ou au contraire son acquiescement. « L’accord tacite ne recoupe pas entièrement le consentement explicite ». Les débats contemporains autour des examens gynécologiques et des touchers vaginaux viennent illustrer cela.

En médecine, le « consentement éclairé » est à l’autre pôle de ce consentement infraverbal. Il s’agit cette fois, au moins en théorie, de penser un consentement, verbalisé, pleinement réfléchi, presque logicien. Une admission. Lorsque nous faisons signer des papiers à nos patients pour leur proposer un scanner ou une IRM, nous sommes encore dans l’admission. Mais lorsqu’il s’agit d’obtenir leur accord pour un geste plus invasif, c’est bien leur adhésion qu’il convient de rechercher, en leur expliquant du mieux possible les enjeux de ce geste et ses risques. Acquiescement, admission, adhésion, on voit bien combien la prise au sérieux de la temporalité est nécessaire.

C’est pourquoi le consentement ne peut se faire qu’au cœur d’une relation singulière. La relation médicale est toujours singulière. Comme le disait si justement Aristote :

« Ce n’est pas l’homme en effet, que guérit le médecin, sinon par accident, mais Callias, ou Socrate, ou quelque autre individu ainsi désigné, qui se trouve être, en même temps, un homme² »

D’où une différence indépassable entre « l’individualisation des peines » qui vise à rattacher un individu à un groupe à risque (risque de récidive, risque de suicide…) et la singularité de la consultation médicale.

Qu’est-ce que consentir aux soins en prison ?

Néanmoins en prison, où en sommes-nous ? La vieille histoire du sang contaminé avait bien mis en évidence en son temps que le consentement au don du sang des détenus n’était pas libre puisqu’ils y « gagnaient » un sandwich. La question, la grande question, c’est : Comment la condition de détenu affecte-t-elle la notion de consentement ?

La personne qui va voir le psychologue pour obtenir des remises de peine développe-t-elle un réel consentement ? N’est-il pas au contraire contraint ou vrillé par la finalité de cette prise en charge ?

La personne dont des soignants parlent à une commission pluridisciplinaire en son absence, sait-elle que l’on parle d’elle (et que l’on trahit par la même occasion le secret professionnel) ? A-t-elle donné ne serait-ce qu’un semblant de consentement ? Et pourquoi n’est-elle pas présente s’il est vraiment requis dans une situation exceptionnelle, que des soignants viennent donner un avis indispensable (je n’ai jamais rencontré cette situation).
La personne qui refuse les soins refuse-telle de façon « libre et éclairée » ?
Et nous, soignants, n’avons-nous pas nous-mêmes à faire le chemin du consentement, acquiescer, admettre et finalement adhérer à ce qu’elle nous explique lorsqu’elle dit que « retourner à l’hôpital pour une conisation en présence des surveillants qui regardent l’écran où le praticien intervient sur son col est parfaitement insupportable » ? Ou encore qu’il n’est pas envisageable d’aller à l’hôpital en passant devant tout le monde avec menottes et entraves après une fouille à corps ?

Et lorsque la personne accepte d’y aller malgré tout, ne déploie-t-elle ce que Jean-Philippe Pierron appelle la « lassitude » du consentement, voire un « consentement meurtrier³ » lorsque le geste gynécologique fait devant tout le monde réactive des traumatismes anciens et tragiques ?

Quel peut être le consentement réel (ou l’absence réelle de consentement) d’une personne incarcérée ? Refuser de passer un scanner, en étant emmené avec menottes et parfois même entraves aux pieds à l’hôpital, est-ce vraiment le refuser ? Les personnes détenues ne peuvent pas être soignées sans leur consentement y compris en détention. Dans un ouvrage collectif passionnant, les auteurs s’interrogent sur la « situation paradoxale de personne ‘‘addictées’’ : « auxquelles les institutions de soin font signer un formulaire de consentement tout en déniant leurs facultés décisionnelles4 ». N’en sommes-nous pas là parfois mais à l’envers : ne sommes-nous pas dans le déni des conditions de possibilité d’un consentement réel ?

On comprend bien alors comment, pour protéger les décisions de nos patients, le secret professionnel des soignants, garanti par l’article 4 du code de déontologie médicale, leur indépendance professionnelle (article 5), la non-discrimination des patients (article 7) le fait qu’ils ne puissent être à la fois médecins experts et médecins traitants de leurs patients, (article 105 du même code), soient non seulement nécessaire, mais indispensables et protecteurs.

Le secret professionnel (Art. 4)

  •  Les textes et la jurisprudence relative au secret médical sont très nombreux et il n’est pas question ici de faire un traité sur la question, mais la référence à l’article 226-13 du code pénal et à l’article 4 du code de déontologie médicale est essentielle.La révélation d’une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire soit par état ou par profession, soit en raison d’une fonction ou d’une mission temporaire, est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. (Article 226-13 du code pénal).« Le secret professionnel, institué dans l’intérêt des patients, s’impose à tout médecin dans les conditions établies par la loi. Le secret couvre tout ce qui est venu à la connaissance du médecin dans l’exercice de sa profession, c’est-à-dire non seulement ce qui lui a été confié, mais aussi ce qu’il a vu, entendu ou compris. » (Article R.4127-4 du code de la santé publique)
  • Cette dernière précision est mal connue, encore bien plus ancienne que le Code pénal de 1810, car elle est directement inspirée du serment d’Hippocrate. Souvent, il nous est opposé : « mais on ne veut pas connaître le diagnostic ! », comme si le diagnostic était la seule information couverte par le secret médical. Non, le secret couvre tout ce que l’on apprit dans l’exercice de notre profession, tout ce que l’on a compris (y compris de travers). Nous ne voulons pas nous « réfugier » derrière le secret médical, mais respecter la loi, qui constitue une protection pour la personne, pour le respect de son intimité.
  • Rappelons que du côté de la détention, l’article 45 de la loi pénitentiaire du 24 novembre
    2009 impose à l’administration pénitentiaire de respecter le droit au secret médical des
    personnes détenues

L’indépendance professionnelle des médecins (Art 5.)

  • Les médecins ne peuvent être contraints par une autorité administrative, y compris leur propre direction hospitalière à pratiquer par exemple un geste dont la finalité n’est pas médicale.« Le médecin ne peut aliéner son indépendance professionnelle sous quelque forme
    que ce soit. » (Article R.4127-5)Ainsi, pendant le Covid, nous avons refusé de faire des PCR à des personnes qui étaient expulsables. Nous étions d’accord pour faire des PCR aux patients malades, mais non dans le cadre d’une sanction ou d’une mesure policière qui n’avait rien à voir avec la santé.

La non-discrimination (Art. 7)

  • Une personne peut s’être rendue coupable d’actes graves, cela ne doit en aucun cas interférer avec les soins. Ce n’est pas toujours simple, mais c’est un principe fondamental de l’éthique médicale depuis ses origines.« Le médecin doit écouter, examiner, conseiller ou soigner avec la même conscience toutes les personnes quels que soient leur origine, leurs mœurs et leur situation de famille, leur appartenance ou leur non-appartenance à une ethnie, une nation ou une religion déterminée, leur handicap ou leur état de santé, leur réputation ou les sentiments qu’il peut éprouver à leur égard. Il doit leur apporter son concours en toutes circonstances. Il ne doit jamais se départir d’une attitude correcte et attentive envers la personne examinée. » (Article R.4127-7)

L’impossibilité d’être expert et médecin traitant d’un même patient (Art. 105)

  • Le médecin traitant, que nous sommes en prison, ne peut être en même temps médecin expert (ou médecin du travail) de son patient. Il n’est pas possible que dans un établissement pénitentiaire, des médecins qui ont une activité d’expertise interviennent comme expert dans l’établissement puisque tout détenu peut potentiellement être un de leur patient. En d’autres termes, il ne peut être auxiliaire de justice.« Nul ne peut être à la fois médecin expert et médecin traitant d’un même malade. Un médecin ne doit pas accepter une mission d’expertise dans laquelle sont en jeu ses propres intérêts, ceux d’un de ses patients, d’un de ses proches, d’un de ses amis ou d’un groupement qui fait habituellement appel à ses services. » (Article R.4127-105)

Le consentement des soignants

Je voudrais conclure cette courte présentation sur la notion de consentement en m’attardant sur le « consentement » du soignant. Je mets des guillemets. En effet, consentir à travailler en prison, qu’est-ce que c’est ?

Paul Ricoeur, toujours lui, écrivait en 1948 un ouvrage remarquable sur le volontaire et l’involontaire. « Pourquoi dire oui ? Consentir, n’est-ce pas capituler, désarmer ? ». Il poursuivait pourtant avec raison : « Consentir n’est pas capituler si malgré les apparences le monde est le théâtre
possible de la liberté5. »

« On pense souvent la liberté comme puissance de décision, et non comme activité de consentir, laquelle peut s’apparenter à une forme de renoncement, de soumission, de résignation » écrit encore Pierron. Or, il y a de la grandeur à consentir au réel, aux gens tels qu’ils sont, c’est peut-être même l’attitude première de celui qui veut agir librement. Il s’agit bien de « l’active adoption de la nécessité » (Ricoeur).

Ce à quoi nous sommes invités comme praticiens de la médecine en milieu carcéral, c’est bien l’inverse de la capitulation. Consentir, alors, consentir au réel, aux blocages de nos institutions, aux ambivalences du nos patients, consentir aux collègues qui nous donnés, à nos tutelles qui parfois deviennent nos « meilleurs ennemis » et par ce consentement, grâce à lui, persévérer avec obstination sur un chemin de crète qui consiste à ce pas céder à nos obligations déontologiques, à nos convictions éthiques, voilà un vrai chemin de liberté.

Emmanuel Levinas écrivait en son temps, je cite de mémoire : « ne pas abandonner l’autre à son propre sort, à sa mort : vocation médicale de l’homme. »

Anne Lécu


¹. Commission médicale de la section française d’Amnesty International, et Valérie Marange, Médecins tortionnaires,
médecins résistants, Préface de Paul RICŒUR, Paris, La découverte, Documents, 1990, p. 6.

². ARISTOTE, Métaphysique A, 1, 981 a 15-20, traduit par J. Tricot, Tome 1, Paris, Vrin, 1991, p. 3.

³. « Un consentement meurtrier, c’est-à -dire un consentement, actif ou passif, à une violence ou une cruauté qu’on
condamnerait ici mais qu’on laisse advenir ailleurs ou autrement ». Jean-Philippe PIERRON, « Le chemin trouble du
consentement. Du consentement formel à un consentement existentiel », Les Cahiers de la Justice 2021/4, Éditions Dalloz,
p. 568.
4. (Sous la direction de) Jean-Philippe PIERRON, La fabrique du consentement, Éditions Le Bord de l’Eau, 2022.
5.Paul RICŒUR, Le volontaire et l’involontaire, Paris, Aubier, 1949, p. 439.