Les circonstances, en la personne d’un voisin carme – Jean-Baptiste Lecuit[1] – m’ont permis de découvrir une grande figure de la spiritualité carmélitaine, sœur Rachel, alias Ruth Burrows, carmélite anglaise et auteur renommée qui n’avait pas encore été traduite en français. Trois textes d’elle viennent d’être publiés ces derniers mois : une biographie, Face au Dieu vivant (Éditions du Carmel), une lecture de Jean de la Croix, La montée vers l’amour (Cerf), et un traité de vie spirituelle, Jalons pour la prière intérieure, (Éditions du Carmel). Ce dernier texte est tout à fait important et bouleversant et mérite sans doute d’être étudié de très près.

En substance, Ruth Burrows est considérée dans le monde anglo-saxon comme une des plus importantes figures de la mystique contemporaine. C’est en tout cas la conviction de Rowan Williams, l’ancien archevêque de Canterburry qui n’hésite pas à écrire qu’elle est de nos jours « l’une des interprètes les plus profondes de la tradition carmélitaine ». C’est aussi l’avis de James Martin s.j. bien connu outre Atlantique.

Son texte, Jalons… date de 1975. Elle y expose deux voies possibles dans la vie spirituelle, celle de Claire et celle de Petra, la première excessivement rare, qu’elle appelle « plein feux », celle des visions et des manifestations que l’on rattache aux grands auteurs mystiques connus, et l’autre, ordinaire, « tous feux éteints », qui n’est pas de moindre valeur. Sous l’alias de Petra se cache sans nul doute sa propre expérience, qui est bien souvent la nôtre, et c’est pour cela que ce livre est passionnant. La vie mystique n’est pas réservée à la voie « plein feu ». L’on peut parfaitement vivre uni au Christ sans rien éprouver, en s’ennuyant dans la prière, en ayant le plus souvent conscience de ses propres limites et de ses insuffisances, dans l’aridité, la banalité des jours, au cœur d’une véritable pauvreté intérieure. Elle n’hésite pas à proposer une lecture iconoclaste de Thérèse d’Avila, et nous invite à avoir un véritable regard critique sur la recherche de sensations, de signes, tout ce qui nous ferait « éprouver Dieu ». Ruth Burrows reproche aux commentateurs de l’œuvre de Thérèse « d’en avoir fait une légende » :

Nous avons fait d’elle ce que nous voulons qu’elle soit, à l’image de ce que ses contemporains avaient eux aussi commencé. Avec eux, quand elle tombait dans l’escalier, c’était la manifestation extraordinaire du démon, si elle avait une intuition ce ne pouvait être que l’Esprit saint. (p. 144). 

Il ne s’agit pas de remettre en cause l’expérience de Thérèse, mais notre fascination devant le merveilleux, qui nous permet finalement de nous croire dispensés d’une authentique quête de Dieu, ou au contraire nous fait rechercher à tout prix des phénomènes surnaturels en oubliant de chercher Dieu, travers qui n’a peut-être pas complétement épargné Thérèse :

Bien que Jean de la Croix fût confesseur de la communauté du temps où Thérèse était prieure du couvent de l’Incarnation, elle-même avait pour confesseur un autre prêtre. Elle ne pouvait que reconnaître les qualités de Jean de la Croix, mais elle avait peur de son enseignement. […] Elle était suffisamment avertie pour s’apercevoir sans jamais l’admettre sciemment, que Jean, à l’inverse d’autres confesseurs qu’elle dominait sans en avoir l’air, refusait de se laisser impressionner par le merveilleux. 

Pour Ruth, cela n’enlève aucune valeur à l’expérience de Thérèse, mais il faut la resituer au bon endroit : « Sa prière était plus profonde qu’elle n’en avait conscience, et c’est par la prière qu’elle vécut. Dans son abandon et son union vivante, c’est une prière à laquelle nous sommes tous appelés : elle consiste à laisser Jésus être » (p. 147). C’est bien par sa pauvreté que Thérèse est un exemple et non par ses visions.

C’est pourquoi ce texte n’est pas une réflexion réservée aux religieux ou aux seuls contemplatifs. Qui ne nous ne s’est pas souvent profondément ennuyé à la messe, ou dans de pauvres tentatives d’oraison ? Ruth nous assure que cet état de misère que nous pouvons éprouver si nous sommes honnêtes peut tout à fait être compris comme une « grâce de la providence divine » afin de fortifier la foi. Seule compte finalement la mort de l’ego, le fait de « faire place » à l’autre, au Tout autre, au Christ. Et la vie spirituelle n’est que le long apprentissage de cette dé-préoccupation de soi, dans la vie la plus quotidienne à l’image de Jésus totalement abandonné à son Père et donné aux hommes dans la plus grande pauvreté qui soit. Son texte est un antidote sérieux à un certain nombre de courants spirituels qui cherchent à « éprouver Dieu » à travers une efficacité, des signes sensibles, des « manifestations de l’Esprit ». Pour Ruth, le chemin le plus sûr est la foi nue, la nôtre bien souvent, et c’est une bonne nouvelle.

Anne Lécu

[1] https://theopsy.fr/ungrandlivredetheologiespirituelle/