Un conte pour notre bienheureuse mère Les souvenirs d’un vieux pinceau.

p »C’en est fini de ma tranquillité. Ils ont visité le grenier, et le plus important d’entre eux a déclaré : » Oui, la vétusté de l’immeuble justifie qu’on l’abatte. » Une voix mal assurée a bien essayé d’avancer que peut-être … l’Abbé Pierre… Mais on lui a vite rabattu le caquet

Donc, résignons-nous I Mais avant que de mourir, il me faut consigner un souvenir dont j’ai la douce jouissance depuis plus de trois cents hivers. Mon maître avait ici son atelier. C’était un bon peintre, connu sur· la place de Paris. un peintre qui avait sa clientèle parmi les gens en vue. Un méditatif qui aimait le dimanche, promener ses pinceaux sur les bords de la Seine, de l’Oise ou aux abord de.la grande cité et en ramener des paysages. Sa renommée, peu à peu, avait débordé les frontières du grand Paris par le biais des bourgeois qui visitaient leur parenté de province.

C’est ainsi qu’on vint le quérir un beau jour pour aller portraiturer une dame de Sainville. J’étais de la fête.

Nous voici céans. Ah I Dame, c’était bien différent des salons de Paris ! Ici, simplicité, silence, labeur, frugalité, modestie. Et comme une joie discrète sur toutes les jeunes et jolies goules aux paupière baissées.

Une dame Agnès. nous reçut: Grande, mince, visage austère: Elle nous expliqua qu’elle-même et ses sœurs avaient réussi à convaincre, au grand dam de sa modestie, la Dame Poussepin, Mère et Maîtresse de ce couvent L’avaient convaincue de se laisser portraiturer pour Ia postérité. On nous introduisit près de cette Dame qui nous exprima sa confusion et sa résignation. Mon maître, qui était génial, lui dit :  » Madame. j’ai besoin de gagner ma vie ! »

– Eh biendonc,.répondit-elle,quelavolonté deDieu soitfaite !

Nous primes rendez-vous pour le lendemain. Mon maître installa son matériel dans le modeste appartement que les sœurs avaient mis à sa disposition. C’est là qu’il coucherait pendant son séjour. Avant de se mettre au travail, il alla dans le pays faire un tour et se dégourdir· les jambes. Il vit l’église, trapue, les maisons, .les masures, la grande mare. Il demeura un grand moment devant la mare, pensif Mon maître aimait les pièces d’eau. À cause des reflets, sans doute. Enfin, il rentra. Il .était soucieux.

Peindre une nonne I Une femme du monde, passe I On peut l’embellir. Mais là, une vieille femme, et qui plus est toute enchiffonnée !

Un buste avantageux, une gorge qui se devine, une chevelure savamment arrangée, un maquillage habile, soit ! Il avait l’habitude. Mais là ! Il dormit mal. Au matin, pourtant, il se sentit tout autre. La Dame montra beaucoup de docilité pour prendre la pose dans l’angle le plus lumineux de la pièce, ses deux mains sur le grand livre des Écritures Saintes et celui des règlements qu’elle avait rédigés pour la bonne marche de sa maison.

Et c’est moi qui eut l’honneur de faire le plus gros du travail ! Je dois avouer que je ne reconnaissais pas la main de mon martre. Elle était rapide et légère et comme guidée par une autre main. Pendant les séances de travail, il régnait là, comme une ambiance de paradis. Le soir, pendant que mes compagnons et moi reposions dans une solution adoucissante, je l’entendais qui murmurait : « extraordinaire ! extraordinaire ! » Puis, il s’endormait profondément.

Le tableau fut achevé , mon maître, rétribué.

La Dame Poussepin, sourire énigmatique, ne fit pas grand commentaire, Son humilité en ressentait comme une gêne. Elle remercia et récompensa son hôte de quelques jours avec grande gentillesse et charité. Les soeurs applaudirent avec d’autant plus d’enthousiasme qu’elle étaient plus jeunes. Elles installèrent le ·tableau et nous retournâmes à Paris.

Un vieil ami de mon maître vint à l’atelier quelque temps après.

    • Alors, ta nonne ? Réussie ?
    • Il semblerait que oui, dit mon maître d’une voix évasive.
    • Tu vas te faire une réputation dans l’Eure et Loir !
    • Eh bien figure-toi, .ce-tableau, je ne l’ai pas signé!·
    • Ah bah !
    • Oui ! Ce tableau, c’est comme qui dirait, un autre qui l’a fait. Chaque coup de
      pinceau était le bon: Aucune retouche, aucune reprise, une·étrange exactitude,
      un regard si fidèlement rendu …
    • Mais les nonnes n’ont rien demandé ?
    • Non ! C’est dans leur pratique de s’effacer. Elles étaient satisfaites, elles n’ont pas
      songé à la signature. Et puis … j’aurais eu scrupule à signer. »
    • Mais mon ami, c’est un ange alors, qui t’a tenu la main? ;
    • Je ne dirai pas non!

Votre serviteur. le pinceau préféré de mon maître n’est pas peu fier, lui, d’avoir été guidé par un ange.

Quant à moi, soeur Claire-Marie, qui suis fille de la bienheureuse Dame Poussepln depuis combien de
lustres ? je ne suis pas étonnée des dires du vieux pinceau. Je me revois, à 1’âge de vingt ans, dans le
petit salondes sœurs deMaarif àCasablanca. Les sœurs qui portaient alors cornette amidonnée.
Là, seule, face à faceavec ce portrait…Le choc émotionnel !.

Quand la sœur Madeleine Marguerite entra au salon_ je .l’interrogeai : »- Ma sœur, ce portrait, qui est-ce°?  » – C’est notre fondatrice, ne le saviez-vous pas ? »
Comment l’aurais-je su ? La mode avait évolué … Ce jour-là, je gardai pour moi le bouleversement de

Sr Claire-Marie Brousse
mon cœur.