« Je fus élevé sévèrement depuis l’enfance dans la considération que la vérité doit subir la souffrance, être outragée, insultée. » Ce propos du philosophe danois Søren Kierkegaard perce mes oreilles à la lecture de cette page. Quand la vraie foi ne peut être que Via Dolorosa, épreuve d’une vie croyante marquée de sacrifices et de souffrance. Un rapport d’« absolu à l’absolu », comme il l’écrit dans Crainte et tremblement, en 1843. Contre toute éthique élémentaire. Sans discussion, alors qu’Abraham sut intercéder pour sauver Sodome. Magnifique peut-être. Ou pas. En tout cas, de toutes mes forces, de toute ma pauvre foi, de ma raison et de mon éthique, je ne peux souscrire. Je ne peux et je ne veux. Trop de pères — ou qui se présentent tels — sacrifient leurs fils dans les conflits religieux, ou dans les justifications hérétiques et criminelles d’abus spirituels et de violences sexuelles.

Le Dieu auquel mon âme aspire, qu’elle désire, ne peut réclamer une telle barbarie. La tradition biblique témoigne de son horreur des sacrifices d’enfants — pratique courante dans l’Antiquité —, de son désaveu absolu de tout holocauste.

Le prophète Jérémie fait de cette abomination une des raisons de l’exil à Babylone : « Ils ont édifié les lieux sacrés du dieu Baal, pour consumer par le feu leurs fils en holocauste à Baal : cela, je ne l’avais pas ordonné, je ne l’avais pas dit, ce n’était pas venu à mon esprit ! » ( Jérémie 19, 5). La Loi la dénonçait déjà : « Tu ne livreras pas quelqu’un de ta progéniture pour le faire passer à Moloch : ainsi, tu ne profaneras pas le nom de ton Dieu. Je suis le Seigneur »(Lévitique 18, 21). Le sacrifice des enfants est un culte à Baal, à Moloch. Ces dieux d’hier et d’aujourd’hui, idoles bien réelles de la destruction, où périrent dans le feu des fours 6 millions de filles et fils de la Promesse.

Lire que l’ange est arrivé à temps pour retenir le bras du père pourtant aimant, n’arrange rien. Quel est ce Dieu sadique qui obligerait à aller jusque-là, testant la soumission du patriarche des croyants ? Je ne peux ni ne veux croire en ce Dieu-là qui oppose la confiance en lui et la vie de l’autre.

Alors que faire ? Lutter, comme l’écrit André Neher, avec le récit, lire et interpréter, encore. Lire autrement le sacrifice, justement : non plus celui d’Isaac, mais celui d’un sens de la paternité comme toute-puissante, « toute possédante » du fils. Ces lignes parlent de la limite : celle du croyant devant ce qu’il croit être l’obéissance à son Seigneur. Le Dieu de la promesse et de la vie ne peut demander la mort de l’innocent. Rachi, grand commentateur juif du XIe siècle, traduit par : « fais-le monter ». Comme on fait monter une offrande ; qui n’est pas sacrifice.

Nous ajoutons : « Laisse-le aller, partir, vivre sa vie, ne le ligote pas. » Là est la promesse tenue : pouvoir mener sa vie avec la bénédiction de Dieu, avec celle de ses pères. La faute d’Abraham est d’avoir cru que son dieu pouvait lui demander de le préférer à son fils. Préférer Dieu à la vie du semblable, à son intégrité, sa liberté, là est encore et toujours un scandale aujourd’hui. Nulle destruction d’un homme ne peut être signe de Dieu.

Au bout de ma lecture, deux inquiétudes, pour moi, pour nous. Quitter encore et toujours le dieu archaïque qui voudrait qu’en offrant ce que j’ai de plus cher il me récompense à la hauteur de mon sacrifice. Une idole perverse et sadique qui aime voir souffrir et faire souffrir. Dans les camps, 6 millions de fois l’ange est arrivé trop tard pour arrêter le bourreau. Alors nous, les humains, avons l’obligation d’être à l’heure… Enfin.

La faute d’Abraham est d’avoir cru que son dieu pouvait lui demander de le préférer à son fils. Nulle destruction d’un homme ne peut être signe de Dieu.

Sr Véronique Margron

Commentaire paru dans La Vie n°4095 – Les Essentiels