Il y a quelques jours dans le journal La Croix l’Hebdo l’écrivain Frédéric Boyer, écrivait ces lignes qui m’ont spécialement touchée :
Plus on avance dans le temps, plus cette étrange question du temps qui reste se pose à nous. Nous sommes confrontés à la figure floue des années écoulées, comme une mer lointaine ponctuée d’îlots de souvenirs, sombres ou ardents, sur laquelle progresse l’oubli, prêt à tout engloutir.
On dit souvent que vieillir, c’est retourner en enfance. Cruelle illusion, car ici, l’enfance est associée à une perte, à une forme d’infirmité. Vieillir, et découvrir que nous ressemblons à des enfants perdus… Combien de temps garderai-je le souvenir bouleversant de ma mère âgée, balbutiant comme une petite fille qui aurait retrouvé quelques trésors enfouis dont la dérision m’avait transpercé le cœur ? Jusqu’à ce que moi-même, un jour, je suive 2 en titubant ces mêmes chemins minuscules, m’enfonçant dans une nuit enfantine… Que deviendront mes années passées ? Quel secret inexprimable irai-je rechercher dans ma mémoire hantée, tel un petit explorateur démuni et désorienté ? Mais le temps, ai-je pensé, ne se contente pas d’effacer : il nous ramène aussi à tout ce qui demeure irrésolu en nous – les interrogations persistantes, les décisions impossibles, les sentiments contradictoires.
Il y a une beauté poignante et nue dans l’amour et le désir quand nous ressentons l’intensité de la vie au moment même où — ou peut-être justement parce que — nous en vivons le déclin. S’il existe ici une forme de sagesse, elle consiste peut-être à rester neuf face aux choses à vivre et à éprouver, tout en acceptant avec patience de vivre tout ce que le temps n’aura pas su résoudre en nous.
Vieillir, c’est habiter nos questions, peut-être même les chérir, et comprendre que s’interroger, chercher, ne pas savoir, loin de nous exclure du temps, nous fait entrer dans une maturité nouvelle. Ne plus faire du temps une simple mesure angoissante ou fatale, mais un approfondissement des questions essentielles portées par chaque existence humaine, dans ce qu’elle a de plus fragile et éphémère. L’existence se vit ici et maintenant : c’est là à la fois sa vanité et sa seule grandeur, que la vieillesse découvre avec humilité. Apprendre à prêter attention à ce que nous vivons, à ces rythmes subtils, parfois invisibles, de notre existence, auxquels nous ne prêtions guère attention auparavant, dans la course du temps, mais qui deviennent l’infiniment grand – l’incommensurable – si nous étendons notre amour à tout ce qui est. Si, très humblement, nous cherchons à gagner la confiance de ce qui nous échappe, ou à interroger sans exiger de réponse, ni vouloir posséder. Alors tout semblera plus harmonieux, plus conciliant. Nous pourrons faire croître notre proximité et notre fraternité avec le monde et avec le
temps que nous habitons. Le secret, me semble-t-il, est d’accueillir le vieillissement comme une attente enfin libérée de ses démons. Attendre, mais sans impatience ; devenir cette attente paisible où viennent se réfugier les expériences que nous vivons et les questions que nous nous posons1.
Souhaitons-nous véritablement, au cours de ces mois d’été, dans nos rencontres, notre solitude, notre foi, de faire du temps qui passe un approfondissement de nos questions, de nos désirs, de notre fraternité entre nous, avec d’autres, avec le monde. Souhaitonsnous de simplement pouvoir accueillir, le mieux possible, ce qui se donne.
Véronique Margron