« Ils partirent pour le mont des Oliviers. »
Jésus va être arrêté, condamné dans un procès inique, exécuté par l’occupant, bras armé des grands prêtres, raillé par presque tous. C’est dans ce climat lourd, tragique, que se déroule ce dernier repas, cette ultime cène, en cette fête de la Pâque qui commençait dès la première lune de printemps.
Comment faire face à pareille catastrophe ? Lui qui devait libérer Israël de son joug, accomplissant ainsi l’antique libération d’Égypte, de son esclavage et de son pharaon, il est là qui va mourir comme un pauvre bandit.
Comment soutenir la foi ? Porter le pas plus loin ? Jusque-là où le tombeau qui abritait Jésus et l’étouffait tout à la fois, s’est ouvert et la mort en est partie.
Je pense à Élie (1 Rois 19) découragé, poursuivit à mort par Jézabel, épouse cruelle d’Achab, roi impie d’Israël. Il s’enfonce dans le désert et veut mourir : « C’en est trop ». Oui il y a des heures et des circonstances où c’en est trop. Qu’espérer alors pour tenir, traverser, marcher encore.
Voilà qu’un ange touche Élie et lui laisse une cruche d’eau et une galette cuite. De quoi reprendre forces et aller jusqu’à la montagne de Dieu.
Reprendre forces. N’est-ce pas là le secret de notre récit de Marc, de cette dernière cène du Seigneur avec ses amis.
Car tout commence aussi par une cruche d’eau, dans cette étrange consigne du chemin pour trouver la maison où se tiendra le repas : suivre un homme portant une cruche d’eau. Est-ce donc si incongru ? Sans doute car c’était là une tâche dévolue aux femmes ou aux enfants. Cet homme, tel un ange, un messager, indique déjà comment tenir quand c’en est trop : de l’eau offerte.
Pendant le repas, Jésus prononce la traditionnelle bénédiction, mémoire vive du passage de la mer Rouge. Puis rompt le pain, et leur donne. Je dois à Marie Balmary dans son magnifique dernier livre[1], d’avoir lu autrement ces versets. Le pain est rompu. Rompu comme le corps de Jésus, déchiré. Un corps brisé, qui laisse apparaître un autre corps, celui du don autant que de la relation. Le pain n’est pas le corps de Jésus seul, mais le pain brisé, donné, reçu et qui porte du fruit.
Il en est de même pour la coupe de vin, dont Marc précise qu’elle est bue par tous avant même que Jésus leur annonce qu’il s’agit du sang de l’alliance, répandu pour beaucoup. Le sang n’est pas d’abord ce qui est dans la coupe, mais ce qui est donné par Jésus et reçu, bu, par ses amis pour reprendre la route, annoncer qu’Il est vivant, aimant.
Nos forces pour l’existence parfois difficile sont là : dans le corps de relation entre « le Fils de l’humanité » – comme traduit Frédéric Boyer, et nous. Nous sommes ce corps, nous sommes de ce sang quand nous vivons du mouvement du Fils, de son corps donné en partage. Quand nos vies, à leurs mesures, sont ouvertes et offertes afin que le sang et l’eau qui couleront à tout jamais du côté du Christ crucifié soient source de courage, de force, d’espérance pour tenter d’aimer à la manière du Fils.
Les disciples sont intégralement partie prenante dans leur corps et par leur corps de ce dernier repas. Pas de don sans sa réception active, sans l’engagement des témoins, de ces intimes – y compris celui qui va le livrer – qui participent à ce temps suspendu d’avant l’abandon au mont des Oliviers et le dénouement du drame.
« Faites ceci en mémoire de moi » : Faire nous-même ce que lui a fait dans sa vie rompue en notre faveur, pour tous. Tenter d’être des femmes et des hommes qui offrent, partagent, consentent à être parfois déchirés afin que de la vie vivante – celle-là même de notre Dieu – circule. Notre privilège n’est pas d’être à part, mais en Christ et grâce à lui, de devenir responsable en notre chair de sa mémoire brûlante et agissante.
Sr Véronique Margron
[1] Marie Balmary, Ce lieu en nous que nous ne connaissons pas. À la recherche du Royaume, Albin Michel, 2024.
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